Le Naufrage du Lausdun
Naufrage du Vaisseau hollandais, le Lausdun,
à l’embouchure du Gange, Fleuve de l'Indoustan, en 1672
Tiré de "Histoire des naufrages" Par Jean Louis Hubert Simon Deperthes, Charles Georges Thomas Garnier, Cuchet
(Journal de Lestra) - Adapté par Pascal Kainic
Lestra forma le destin de son voyage en 1671, à l'occasion du départ de M. Belat, qui allait exercer à Surate la commission de directeur du commerce pour la Compagnie Française des Indes. Son embarquement se fit au Port-Louis en Bretagne, le 4 Mars, sur le vaisseau le Saint Jean Baptiste, armé de trente-six pièces de canon, en marchandises et en guerre; il était commandé par le capitaine Herpin.
L'équipage était de deux cent cinquante hommes, tous jeunes et résolus.
Le vaisseau ayant mouillé le même jour dans la rade, on y vit bientôt arriver un grand bâtiment nommé le Soleil d’Orient. Il portait M. Gueyton, autre directeur de la Compagnie et député vers Je Grand Mogol, au nom du roi. L'équipage de ce vaisseau était de trois cents hommes, il était armé de soixante pièces de canon; M. de Labuda le commandait. Ces deux navires avaient ordre de faire voile ensemble et n'attendaient qu'un vent favorable, qui se leva le 7.
Mais à peine étaient-ils sortis de la rade, qu'ils essuyèrent une tempête violente qui dura pendant trois jours. Les mâts les plus forts du Soleil d'Orient ne purent soutenir l'impétuosité des vents et des flots; il les perdit tous, avec un désordre si extraordinaire, que le capitaine désespéré de son malheur et se voyant prêt à périr, sans recevoir aucun secours du Saint Jean Baptiste, dont il ne remarquait pas que le péril était égal au sien, tourna sa fureur contre ce vaisseau et voulut lui lâcher sa bordée pour le couler à fond. Mais Gueyton et quelques pères capucins qui lui servaient d'aumôniers, adoucirent ce transport et lui firent tourner ses vœux vers le ciel.
Les deux navires n'eurent plus d'autre ressource que de se soulager d'une partie de leur charge, qui fut jetée dans la mer et de s'abandonner à leur destinée. Cependant le calme revint à la fin du troisième jour. Il s'éleva pendant la nuit un brouillard épais qui fit perdre de vue le Soleil d'Orient. Herpin conclut qu'au lieu de le chercher il devait profiter de la mousson qui était déjà fort avancée.
Il prit la route du Cap Vert, où il arriva le 16 de Mai. Suivant la supputation des pilotes, il avait fait neuf cents lieues depuis le Port-Louis. La suite de la navigation fut plus heureuse et parut même très agréable à Lestra, qui n'ayant jamais fait de longs voyages sur mer, trouva beaucoup d'amusement dans la variété continuelle des objets. Il arriva le 16 d'Octobre à Surate. Le vaisseau n'avait perdu que huit hommes dans une si longue course et quelques déserteurs qui étaient restés au cap de Bonne Espérance.
Herpin mouilla dans la grande rade de Surate, à trois lieues de la petite rade de Sualis, où se trouvait alors une flotte de France, composée de huit vaisseaux de guerre et commandée par M. de la Haye. Il salua le pavillon Français de trente-six coups de canon. M. Belot s'étant fait porter à terre, alla rendre ses premiers devoirs à M. de la Haye, qui attendait le retour de M. Caron, directeur général, occupé alors à former un comptoir dans l'île de Java. Il n'arriva de Bantam que le 15 de Novembre, fort satisfait de son voyage et de l'estime qu'il avait trouvée bien établie pour les Français, dans l'esprit du roi et de toute la nation.
M. Belot, après lui avoir communiqué sa commission, se retira dans Surate pour l'exercer. Les Français avaient alors deux comptoirs dans ce pays, l'un dans la ville de Surate, l'autre à Sualis, entre ceux des Anglais et des Hollandais, pour servir de principal magasin à leurs marchandises. Cependant un ouragan terrible, qui s'élève régulièrement une fois l'année, les obligeait de transporter à grands frais leurs marchandises dans la ville. Il dure quelque fois douze à quinze jours, avec des circonstances si effrayantes, que tous ceux qui habitent les bords de la mer, prennent la fuite et cherchent un asile dans les murs de Surate.
Lestra passa deux mois entiers à Surate, jusqu'au 16 Décembre, puis M. de la Haye fit mettre à la voile pour le grand voyage qu'il avait entrepris par l'ordre du roi. Le capitaine Herpin se joignit à l'escadre, et fit la même route jusqu'à l'île de Ceylan. Mais il quitta l’escadre, dans la baie de Trinquemale, pour se rendre à Tranquebar, sur le Phénix, qu’il devait y aller charger des provisions de bouche, avec deux autres vaisseaux.
Ici la scène changea tristement pour lui, par le malheur qu'il eut de tomber avec le vaisseau, entre les mains des Hollandais. La Mellinière, qui commandait le Phénix, se laissa tromper par de fausses apparences de paix et d'amitié. Il refusa de se défendre, sous prétexte qu'il n'avait pas reçu cet ordre de l'amiral. Un seul coup de canon qu'il eût pu tirer pour avertir la flotte, l'aurait délivré de quatre navires ennemis, qui n'auraient pu éviter eux-mêmes le sort qu'ils firent essuyer au vaisseau Français…
...Ils furent conduits d'abord à Bengale, où les Hollandais ont un très beau comptoir à trente lieues de l'embouchure du Gange. L'entrée de ce fleuve est si dangereuse, par la quantité de bancs de sable dont elle est remplie, que les Hollandais après y avoir perdu un grand nombre de navires, ont été obligés d'attacher de toutes parts de grosses pièces de bois flottantes, pour faire connaître le danger.
Cependant tous les bras du Gange peuvent recevoir entre ces bancs des navires de cinq et six cents tonneaux. Aussitôt que les navires hollandais eurent pris leur charge, le directeur de Bengale donna ordre au capitaine de rassembler tous les Français et de leur imposer des travaux pénibles jusqu'à Batavia. L'auteur fut embarqué sur le Lausdun, dont le capitaine était honnête homme; qualité rare, observe-t-il, sur les vaisseaux hollandais. Ils employèrent huit jours à descendre jusqu'à l'embouchure du Gange, quoique le navire fût remorqué par deux barques longues nommées chelingues.
Les détours du fleuve et ses bancs de sable rendent le danger continuel. Le Lausdun en fit une triste expérience. Ils étaient très heureusement arrivés à l'embouchure et l'on n'attendait qu'un vent favorable pour mettre à la voile, lorsque, le 17 Septembre, il devint si contraire, que malgré toute l'attention des matelots, le vaisseau échoua sur un banc de sable.
Le capitaine eut une double crainte dans cette disgrâce; l'une, de faire naufrage et l'autre, d'être attaqué par des Anglais qui avaient paru sur la côte avec quatre navires. Il donna promptement avis de son malheur et aussitôt on dépêcha une frégate de trente-six pièces de canon, commandée par un homme sans foi et sans honneur.
Ce secours rassura un peu les Hollandais, mais il ne put empêcher la perte du Lausdun. La marée et les lames d'eau l'élevaient de la hauteur d'une pique, avec tant de violence, que les mâts les plus forts et les hauts bords furent brisés. Le capitaine, pénétré de douleur et les larmes aux yeux, cria plusieurs fois : « Sauve qui peut », ce qui causa beaucoup de confusion, parce que chacun voulut se jeter dans la grande barque qui n'avait pas encore été retirée à bord. Les Hollandais repoussaient les prisonniers et parlaient de les laisser périr avec un grand nombre d'esclaves qu'on avait achetés à Bengale. Mais le capitaine opposa son autorité à cette violence et recommanda aux Français de lui porter leurs plaintes si quelqu'un manquait à l'obéissance jusqu'au dernier moment.
Mais leur brutalité semblait braver le péril. Cependant le danger était si pressant, que le marchand du navire ne put entrer dans sa chambre pour y prendre des sacs d'or et qu'ayant exhorté l'équipage à se charger de ce précieux dépôt, personne n'eut la hardiesse d'accepter sa commission. Le navire était prêt à se fendre et le capitaine demanda inutilement du secours, par quelques coups de canons, à un bot qui n'était éloigné que d'une demi-lieue, mais qui se trouvait arrêté par le vent contraire. Alors le marchand se jeta dans la grande barque avec deux pilotes et s'étant saisi d'un sabre, il voulut empêcher tout l'équipage de s'y précipiter à sa suite.
Lestra y descendit avec le père Guillaume et les autres Français. Ils s'y trouvèrent extrêmement pressés par le nombre, qui montait à cent-dix hommes. Le capitaine s'embarqua le dernier dans sa chaloupe, avec vingt-cinq hommes et les plus habiles nageurs, pour se rendre comme les autres à bord du bot où le vent les portait tous; mais il paraît qu'ils se noyèrent. Ce qu'il y eut de plus déplorable dans ce naufrage, ce fut la perte d'environ cent jeunes esclaves des deux sexes, tous entre dix-huit et vingt ans. La plupart des filles étaient proprement vêtues à la manière de Bengale, avec de longs pagnes de différentes couleurs, des colliers, des bracelets et une sorte de coiffure qui n'est pas sans agrément.
Elles se couvrirent le visage et mêlant leurs prières à celles des garçons qui invoquaient le secours de leurs dieux, cette malheureuse troupe se jeta dans la mer, à l'exception de sept jeunes hommes qui se mirent sur un mât de hune, à l'aide duquel ils gagnèrent avec des planches usées qui leur servaient de rames, une île du Gange; ils avaient passe cinq jours et cinq nuits à la merci des flots et sans autre nourriture qu'un peu de riz, que l'un d'entre eux avait emporté dans un sac pendu à son cou…
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