Naufrage du vaisseau le Saint Jacques (Santiago) sur les écueils Baixos de Juida
Au mois de Mai 1586, on reçut à Goa la confirmation de la nouvelle du naufrage du vaisseau amiral le Saint Jacques. Le détail portait qu'après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance, le capitaine estimant n'avoir ni écueils ni dangers à craindre, laissa voguer le vaisseau à pleines voiles, sans observer ses cartes, ou du moins sans y apporter une grande attention. Le vent favorable lui fit faire en peu de temps beaucoup de chemin et le poussa hors de sa route vers les rochers ou écueils appelés Baixos de Juida, distants de cinquante lieues de l'île de Saint Laurent ou Madagascar et de soixante dix de la côte de terre ferme; vis-à-vis de Sofala, sous le vingt-deuxième degré et demi au midi de la ligne équinoxiale, à quatre-vingt-dix lieues de Mozambique. Ces rochers sont la plupart de pierre aigue, noire, verte et blanche. Le voisinage de ces écueils et le risque de s'y briser, fit ouvrir les yeux à quelques uns des passagers qui avaient voyagé plusieurs fois dans ces mers. Ils remontrèrent au capitaine qu'ils étaient au milieu des écueils et qu'il était dangereux de laisser aller le vaisseau avec toutes ses voiles, surtout pendant la nuit et dans une saison où les tempêtes étaient très fréquentes. Le capitaine opiniâtre méprisa ces sages représentations et usant de son autorité il ordonna aux pilotes de faire ce qu'il leur commandait, que l'ordre du roi portait qu'on eût à lui obéir et que son avis devait prévaloir. Enfin, le même jour, entre onze heures et minuit, le vaisseau fut jeté vers ces écueils et y fut arrêté sans pouvoir être dégagé. Alors on entendit de toutes parts les cris plaintifs et confus d'une multitude composée de cinq cents hommes, de quelques moines ou Jésuites et de trente séminaristes, qui ne voyant que la mort devant leurs yeux, se lamentaient épouvantablement. La manœuvre et tous les efforts furent inutiles. L'amiral Fernando Mendoza, le capitaine et le premier pilote avec dix ou douze autres, se jetèrent aussitôt dans l'esquif, l'épée à la main, en s'écriant qu'ils allaient chercher sur les écueils un endroit propre à recueillir les débris du navire, qu'ensuite on en construirait un bateau suffisant pour contenir tout l'équipage et gagner la terre ferme. Ces quinze échappés abordèrent effectivement, mais après avoir cherché inutilement un endroit convenable pour l'exécution de ce projet, ils ne jugèrent point à propos de retourner au vaisseau et résolurent au contraire de naviguer vers le continent. Quelques vivres, qui avaient été jetés à la hâte surs l'esquif, furent distribués entre eux; ils dirigèrent ensuite leur route vers l'Afrique et y touchèrent heureusement au bout de dix sept jours, après avoir éprouvé toutes les horreurs de la disette et d'une tempête affreuse. Ceux qui étaient restés sur le vaisseau ne voyant point revenir l'esquif, commencèrent à désespérer de leur salut. Pour comble de malheur, le vaisseau se fracassa entre les deux tillacs et le grand esquif fut fort endommagé par les chocs redoublés que lui occasionnait la violence des vagues. Les ouvriers, quoique très experts, désespéraient de pouvoir le mettre en état de s'en servir, lorsqu'un italien nommé Cypriano Grimaldi sauta dedans avec quatre vingt dix hommes de l'équipage et se fit fort de le radouber de façon à tenir la mer. Les malheureux qui n'avaient pu se jeter dans l'esquif, le voyaient s'éloigner avec larmes et gémissements; plusieurs qui savaient nager se lancèrent à la mer pour le gagner à la nage: déjà quelques uns s'y accrochaient pour y entrer, lorsque les premiers, craignant de le voir couler à fond par la surcharge de tous ceux qui se présentaient et l'empoignaient, les repoussaient dans les flots et de leurs sabres et haches coupaient sans pitié les mains à ceux qui ne voulaient pas lâcher prise. On ne peut exprimer quelle était la désolation de ceux qui étaient restés sur les débris flottants du vaisseau: témoins de cette scène barbare et se voyant sans ressource, leurs cris et leurs lamentations auraient touché le cœur des plus insensibles. La condition de ceux qui étaient dans l'esquif n'était pas meilleure; leur grand nombre, la disette de vivres, l'éloignement de la terre ferme et le mauvais état du frêle vaisseau qui les contenait, leur faisaient entrevoir l'avenir le plus triste. Cependant quelques uns des plus résolus, pour éviter le trouble et la division qui auraient mis le comble à leurs maux, ouvrirent l'avis de se soumettre à un capitaine. Tous les autres y consentirent et élurent aussitôt pour les commander avec un pouvoir absolu, un noble métis des Indes. Celui-ci usa dans le moment de son autorité, il fit jeter à la mer les plus faibles, qu'il se contentait de désigner du doigt. Dans le nombre se trouva un charpentier, qui avait aidé à radouber l'esquif; il ne demanda pour toute grâce qu'un peu de vin et de confitures et se laissa jeter à la mer sans proférer un seul mot. Un autre proscrit de la même façon, fut sauvé par un trait rare de l'amitié fraternelle. Déjà on l'empoignait pour lui faire subir son malheureux sort, lorsque son frère plus jeune que lui, demanda un sursis. Il observa que son frère était habile dans sa profession, que son père et sa mère étaient très âgés et que ses sœurs n'étaient pas établies; qu'il ne pouvait leur être utile comme son frère et que puisque la circonstance exigeait une victime des deux, il se dévouait à la mort. Sa demande lui fût accordée: mais la providence vint à son secours. Ce jeune homme courageux suivit constamment l'esquif pendant plus de six heures, faisant continuellement des efforts pour l'aborder, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Ceux qui l'avaient jeté à la mer, lui présentaient leurs épées pour l'éloigner. Mais ce qui devait accélérer sa mort fut son salut. Ce jeune homme s'élance sur une épée, la saisit par Je taillant, sans céder à la douleur ni aux mouvements qu'on faisait pour la lui faire abandonner. Les autres admirent sa résolution et touchés de ce que l'amour fraternel lui avait fait faire, ils résolurent d'un commun accord de le laisser entrer dans l'esquif. Enfin, après avoir essuyé la faim, la soif et tous les dangers de plusieurs tempêtes, ils abordèrent à la côte d'Afrique, le vingtième jour de leur naufrage et se réunirent à ceux échappés par le premier esquif. Le reste de l'équipage et des passagers abandonnés sur les débris du vaisseau, tenta de gagner aussi la terre ferme: ils rassemblèrent et joignirent ensemble les fragments de cette carcasse délabrée, ils en formèrent une espèce de radeau que les Portugais nomment jangadas; mais en vain. Ils périrent tous à la première tourmente, à l'exception de deux qui parvinrent à terre. Ceux qui avoient gagné les côtes d'Afrique, ne se virent point à la fin de leurs malheurs; à peine étaient-ils débarqués qu'ils tombèrent entre les mains des Caffres, nation farouche et sans humanité, qui les dépouilla et les laissa dans l'état le plus déplorable. Cependant ayant ranimé leur courage et le peu de forces qui leur restaient, ils arrivèrent au lieu où le facteur des Portugais de Sofala et de Mozambique faisait sa résidence. Ils en furent accueillis très humainement; après s'y être reposés quelques jours de leurs fatigues, ils gagnèrent Mozambique et ensuite les Indes. Soixante seulement échappèrent de tous ceux qui s'étaient embarqués sur le Saint Jacques; les autres périrent en mer, de fatigue ou de faim. Ainsi l'imprudence d'un seul homme fut la cause de la perte d'un vaisseau considérable et de plus de quatre cent cinquante personnes. A son retour en Europe, les plaintes des veuves et des orphelins éclatèrent contre lui, il fut arrêté et mis en prison; mais il fut relâché quelque temps après. Ce funeste événement ne servi point de leçon à cet homme suffisant et opiniâtre; son caractère était indomptable. Il entreprit de conduire un autre vaisseau en 1588 et peu s'en fallut que sous le même degré, il n'essuyât un pareil naufrage: heureusement qu'au lever du soleil il découvrit ces écueils dans lesquels il allait s'engager aussi imprudemment que la première fois. Mais à son retour des Indes en Portugal, en doublant le cap de Bonne-Espérance, il périt avec le vaisseau qu'il montait; juste châtiment de son opiniâtreté et de ses imprudences. Le même auteur ajoute qu'au mois d'Août suivant on apprit à Goa le naufrage du navire portugais. Ce vaisseau fut submergé aux environs du cap de Bonne Espérance, pour avoir été trop chargé, comme il arrive souvent par l'avidité des matelots, qui prennent plus de marchandises qu'ils n'en déclarent. Parmi ceux qui montaient ce navire, périrent plusieurs officiers qui allaient solliciter à la cour la récompense de leurs services et aussi l'ambassadeur du roi de Perse. Cet envoyé passait en Europe pour confirmer le traité fait entre les Portugais et les Perses et leur alliance contre le Turc leur commun ennemi. On peut juger de la perte que les Portugais firent en ce naufrage, étant plus richement équipé et chargé que les navires ordinaires qui partent de Cochin pour Lisbonne et estimés à un million d'or. |
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