Terrible naufrage et perte d'un prince normand
Naufrage du Vaisseau Blanc à la pointe de Barfleur en 1120
- Tiré de la France Maritime -
Le 26 novembre 1120, tout était en émoi dans la cité de Barfleur, à 7 lieues à l'Est de Cherbourg, l'une des places les plus importantes du Cotentin et l'un des premiers ports de Normandie.
Il y avait, ce jour-là, par la ville beaucoup de tumulte, un peu de joie et encore plus de curiosité; à en juger par le carillon de cloches qui bondissait dans les airs, les cris de Noël qui bruissaient aux carrefours, et la turbulence des bourgeois et manants qui tapissaient les abords, les rues et les remparts de la vieille cité, car c'est à peu près ainsi qu'on pourrait traduire le langage de toutes les réjouissances publiques.
En effet, un grand personnage venait de faire son entrée dans Barfleur, au bruit des victorieuses fanfares, avec un long cortège de barons, hommes d'armes et chevaliers; avec tout ce luxe de pennons aux mille couleurs flottant autour de la bannière royale, de heaumes empanachés, de caparaçons armoriés, de cottes de mailles et d'armures étincelantes, spectacle que la foule avide et béante dévore du regard, ne pouvant y toucher de la main - C'était le très-haut et très-puissant seigneur Henri 1er (1), dit Beauclere, roi d'Angleterre et duc de Normandie; Henri, au comble de sa puissance au faîte de sa gloire, qui, après quatre ans d'absence, quatre ans de guerre au duché de Normandie, couronnées par la victoire de Brenville, retournait triomphalement dans son royaume d'Angleterre...
Le roi descendait les marches de l'église, où il venait d'entendre avec orgueil un Te Deum en l'honneur de ses victoires, et avec humilité une neuvaine pour le salut de sa traversée; quand un marin normand se jeta à ses genoux:
"Monseigneur, je suis Fiz-Stéphen. Le devoir de mon fief est de pourvoir au passage du roi de Barfleur à Southampton, et pour prix de ce fief, voici un marc d'or. Mon navire est tout neuf, muni de bonnes voiles et de fortes rame; il est monté par cinquante hommes, l'élite de la marine normande, et il a pour nom: La Blanche-Nef. Monseigneur, octroyez-moi le don de conduire votre honneur. Stéphen, mon père, a conduit votre père, Guillaume Le Grand, quand il alla conquérir la Grande-Bretagne."
Le roi Henri répondit au pilote Fitz-Stéphen qu'il avait déjà fait choix d'un autre navire pour lui-même; mais qu'il confiait à son talent et à sa fidélité son trésor royal, et plus que son trésor, son fils bien-aimé, le prince Guillaume, déjà duc de Normandie, et héritier présomptif de la couronne d'Angleterre.
Le prince Guillaume, alors âgé de 18 ans, monta la Blanche-Nef, et avec lui, Richard et Adèle, ses frère et sœur, enfants naturels de Henri, puis le comte de Chester et la comtesse, sa femme, nièce du roi; seize autres nobles dames et cent quarante chevaliers. On verra en tout le vaisseau Blanc monté par le nombre fatal de 213 personnes.
Le soleil couchant descendait sur un horizon tout bleu, et la mer berçait mollement le navire de ses vagues à reflets d'or, quand le prince Guillaume, réveillé par la fraicheur du soir et la contemplation de ce majestueux spectacle, ordonna enfin de mettre à la voile.... Toutes les rames se courbèrent sur les flots; toutes les voiles furent déployés au vent.
"Vogue, ma Blanche-Nef, s'écriait Fitz-Stéphen, les bras croisés près de son gouvernail, au bruit étouffé des chants joyeux qui résonnaient sur le pont. Vogue, mon beau navire, mon trésor et mon amour...
Mais il se fit soudain un grand choc. Les chants s'éteignirent dans un profond silence, et l'on entendit plus que le bruit de l'eau qui se précipitait dans le navire, comme un torrent dans un gouffre. Le vaisseau Blanc avait heurté en pleine proue et de toute la violence de sa course aérienne, contre un rocher connu de tous les marins sous le nom de Catteraze. Fitz-Stéphen devait le connaitre plus que tout autre, mais son devoir avait été noyé dans l'ivresse, et quand tous chantaient folles joies et refrains d'amour, lui chantait le chant du cygne.
Alors réveillé comme par la foudre, il s'est souvenu qu'il répondait sur sa tête du salut du prince. D'un élan, il se précipite vers lui, l'emporte d'un bond dans la chaloupe dont il tranche l'amarre avec le tranchant de son poignard, et fuit vers le rivage à toute rames.
Mais des cris déchirants, d'atroces imprécations s'échappaient du navire, et le prince a entendu la voix de sa jeune sœur Adèle, l'appel de son frère Richard. Il force le pilote a retourner vers le navire, et ce que le pilote a prévu cette fois arrive comme une implacable fatalité. Entre l'abîme et la planche de salut, il n'y a plus de rang parmi les hommes; il n'y a ni prince,, ni matelots, ni maitres, ni esclaves; il n'y a que des naufragés. Tous s'élancent dans la chaloupe, et elle s'engloutit côte à côte du vaisseau qui sombre lui-même.
Déjà la mer s'est refermée comme une vaste tombe sur ces cadavres. On n'aperçoit plus dans l'ombre que l'extrémité du mât qui surgit comme une croix sur la tombe. Cependant, deux êtres encore vivants, mais pâles, défaits, moins semblables à des hommes qu'à des fantômes, s'accrochent péniblement à ce mât qui tremble et craque au dessus de l'abîme prêt à les engloutir avec tous leurs compagnons...
... Henri attendait le prince Guillaume à Southampton, et se plaignait avec anxiété du retard de son fils. Théobald de Blois apporta la fatale nouvelle et n'osa la révéler au redouté souverain, au malheureux père. Le lendemain, un jeune page se jeta tout en pleurs aux pieds du roi, s'écriant: Votre fils est mort ! - et Henri tomba à terre. Ensuite, il affecta de se résigner au sort, mais nul, depuis, ne le vit sourire. Henri 1er, qui n'était pas un saint homme, ni un roi miséricordieux, s'était cru frappé par la main de Dieu.
Mathilde, veuve à douze ans du Prince Guillaume, six mois après son naufrage, prit le voile à l'abbaye de Fontevrault, en Anjou.
La nation ne prit pas le deuil... Elle eût même volontiers chanté des actions de grâces à Fitz-Stéphen, qui avait enseveli dans sa Nef-Blanche un jeune tigre royal.
(1) Henri 1er, roi d'Angleterre et Duc de Normandie
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